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Tribune

« Le sens des ordonnances : éviter des interprétations fallacieuses », une tribune de Jacques Barthélémy

Par Jacques Barthélémy, Avocat conseil en droit social, Ancien professeur associé à la faculté de droit de Montpellier, Fondateur en 1965 du cabinet éponyme

Appréhender la réforme du droit du travail suppose qu’on dépasse l’analyse technique de chaque dispositif et qu’on mette en exergue la philosophie générale qui sous-tend le nouveau droit du travail qui se dessine.

Quatre idées-forces.

I – Le droit du travail français est caractérisé par un poids très important réservé à la loi.

Ceci est la conséquence du jacobisme hérité de la Révolution française et de la suspicion à l’égard du contrat, liée au caractère déséquilibré de la relation contractuelle, les idées marxistes - qui ont été très présentes dans les années 30 et celles ayant suivi la guerre – induisant de ce fait un rejet du contrat collectif, seule la loi étant réputée protectrice.

Pourtant, un droit du travail plus contractuel a d’immenses vertus : il facilite la conciliation entre efficacité économique et protection du travailleur grâce à l’adaptation des normes à chaque contexte sans altérer sa fonction protectrice. Au contre, le volume important du code du travail entraîne son ineffectivité, nul ne pouvant prétendre en dominer plus de la moitié ! Sûrement pas les représentants du personnel et les employeurs (surtout de PME).

L’idée d’un droit plus contractuel est ancienne. Elle a été exprimée par le rapport de Chaban-Delmas sur la Nouvelle société (1971) et s’est concrétisée en premier par les lois Auroux (1982) qui ont introduit la possibilité de déroger à la loi par accord collectif. Depuis, et quelle que soit la couleur politique du gouvernement en place, le champ des dérogations n’a cessé de s’accroître comme, à l’intérieur de chacun des domaines, le degré d’autonomie de l’accord. En 2004, la technique de dérogation a été étendue aux rapports entre conventions de branche et accords d’entreprise en s’appuyant au demeurant sur une déclaration commune des organisations patronales et syndicales de salariés (à l’exception de la CGT) de 2001. En 2008 (loi Bertrand du 20 août), a été dépassée la technique de dérogation pour introduire la supplétivité de la norme de niveau supérieur (légale ou conventionnelle) à l’égard de celle de niveau inférieur ; la loi Travail (2016) a étendu (théoriquement) cette technique à tout le droit du travail alors qu’elle n’affectait, dans la loi de 2008, que certains aspects du droit de la durée du travail. Ceci étant, la mise en œuvre de ce droit initiée par la loi Travail n’est effective que pour la durée du travail dès lors que le principe n’a pas été décliné, pour l’instant, sur l’ensemble des domaines.

C’est notamment l’objet de la réforme consacrée par les ordonnances ; elles visent à la généralisation de cette organisation nouvelle des rapports entre les normes, à savoir :

• Identifier les principes du droit social auxquels, par définition, on ne peut déroger par accord collectif. Ces principes ressortent de la Constitution et des autres textes faisant partie du bloc de constitutionnalité (Déclaration des droits de l’Homme de 1789, préambule de la Constitution de 1946) mais aussi de droits supranationaux, tels la Charte des droits fondamentaux de l’Union Européenne ayant valeur de traité et ne pouvant de ce fait être méconnue par les États membres.

• Au-delà des principes, affiner la primauté du tissu conventionnel, ce que concrétise la supplétivité des textes législatifs ordinaires.

• Et de ce fait, application de la norme légale autre que consacrant un principe à défaut d’accord collectif.

• S’agissant des rapports entre accords collectifs de niveaux différents, on va distinguer les normes de la convention de branche auxquelles un accord d’entreprise ne peut déroger, celles auxquelles la convention de branche interdira la dérogation sauf dans un sens plus favorable, celles enfin où le droit commun sera l’accord d’entreprise, la convention de branche ne s’appliquant qu’à défaut.

• Enfin et étant donné que l’accord collectif ne s’incorpore pas, en droit français, dans le contrat de travail, définir une rupture sui generis de ce dernier en cas de refus du salarié d’accepter la novation liée à l’application d’un accord collectif (de certains accords, en particulier ceux relatifs à l’instauration d’une garantie d’emploi en contrepartie de la réduction momentanée des salaires et de la durée effective du travail). Jusqu’ici et dans ces domaines, le salarié bénéficie du droit de licenciement (individuel) pour cause économique.

Une telle réforme suppose que la représentativité des syndicats ne soit plus de droit (ce qu’elle était en vertu d’un arrêté de 66) mais s’apprécie en fonction d’une audience minimale dans la collectivité de travail, le choix ayant été fait de l’apprécier en fonction du résultat d’élections professionnelles (du comité d’entreprise, à défaut des délégués du personnel). Cette mutation essentielle a été organisée par la loi de 2008 inspirée d’une déclaration commune des partenaires sociaux (signée du côté des syndicats de salariés par les seules CGT et CFDT). Le taux d’audience minimale, initialement de 30 % des votants, pour valablement conclure a été porté à 50 % par la loi Travail de 2016 ; pour valablement participer aux négociations, il doit être de 8 % (10 % pour les accords d’entreprise).

II – Au-delà de cette question centrale de la réforme des rapports entre les normes – renforcée entre autres du souci de promouvoir la liberté contractuelle - d’autres problèmes se posent, tous inspirés de l’objectif de favoriser l’efficacité économique (dont dépend le développement de l’emploi), sans pour autant affecter la fonction protectrice du droit du travail.

Il s’agit, pour l’essentiel :

• De la fusion des institutions représentatives du personnel, voire même l’intégration dans cette institution unique (si les partenaires sociaux en décident) le délégué syndical pour favoriser sa capacité à aussi négocier les accords d’entreprise. Dans ce second cas, on crée une espèce de conseil d’administration de la collectivité de travail, un peu à l’image de ce qu’est, en Allemagne, le Betriebsrat. Question délicate car les syndicats y sont la plupart hostiles et acceptent mal qu’on transfère sur ce conseil d’entreprise le pouvoir de négociation. Ceci étant, cette faculté existe déjà depuis la loi du 4 mai 2004, même si son champ est limité. Et le transfert du pouvoir de négociation sur une institution représentative dont les membres sont élus par le personnel et qui a la personnalité morale (c’est le cas du comité d’entreprise) présente l’immense avantage de donner de la consistance juridique à la collectivité du personnel, favorisant l’expression de ses droits qui se distinguent de la somme des intérêts individuels de ses membres. D’où l’importance du « contrat collectif ». On notera à cet égard que confier à la commission paritaire de la branche (cf. loi du 8 août 2016) des missions d’intérêt général va dans le même sens.

• De la barémisation des dommages et intérêts dus par l’employeur lorsqu’il licencie sans disposer d’une cause réelle et sérieuse. Le but recherché est de favoriser une réelle visibilité de l’employeur et donc qu’il n’hésite pas à embaucher au vu des risques financiers d’un licenciement qu’il ne maîtrise pas. Cette solution pose de sérieux problèmes au plan juridique car il ne s’agit plus d’une indemnité de licenciement due lorsque l’employeur exerce son droit de rompre unilatéralement un contrat, mais de dommages et intérêts liés aux effets d’un comportement fautif de l’employeur se traduisant naturellement par la réparation (intégrale en principe) du préjudice. Il n’est pas sûr que ce dispositif ait l’effet escompté, à savoir réduire les réticences à l’embauche de peur de ne pouvoir licencier sans conséquences graves dans la mesure où c’est l’ensemble de l’arsenal judiciaire lié à l’existence du Conseil des Prud’hommes qui mériterait d’être revu et notamment la longueur des contentieux et le fait qu’il y a deux fois plus d’appels en France qu’en Allemagne et que dans deux cas sur trois, la Cour d’appel infirme au moins partiellement la décision des premiers juges. En contrepartie de ce dispositif - perçu négativement par les syndicats - on augmente l’indemnité légale de licenciement de 25 % et celle-là est due même si l’employeur dispose d’une cause légitime de rompre. Quel sera l’accueil des PME ?

• Voilà pourquoi du reste est importante la volonté de favoriser le déploiement de la conciliation devant le Conseil des prud’hommes, d’autant que cette procédure - pourtant essentielle car elle permet l’auto-règlement de litiges par les parties elles-mêmes - est réduite à du formalisme par les pratiques des juges. En effet, elle ne dure généralement que quelques minutes et les juges se contentent de l’affirmation d’une des parties qu’il n’y a rien à concilier. Déontologiquement, leur mission est pourtant de tout mettre en œuvre pour arriver à concilier… ce qui suppose qu’on y consacre un certain temps ! Mériterait qu’on accorde, de ce fait, de l’intérêt aux procédures conventionnelles de conciliation mais aussi qu’on développe l’arbitrage.

• C’est dans le même esprit qu’on s’attelle aux procédures de licenciement économique afin de remettre en cause l’appréciation, œuvre de la jurisprudence, concrétisée ensuite par la loi, du champ sur lequel doit être mis en œuvre le plan de sauvegarde de l’emploi. Le fait qu’on l’apprécie, dans les grands groupes, sur l’ensemble des installations dans le monde ne peut que les rendre réticents à investir en France et l’efficacité d’une telle mesure au plan de l’emploi est quasiment nulle. Négative même au plan psychologique car les salariés travaillant en France apprécient peu qu’on leur propose un emploi sur un autre continent ! Et pourtant, si l’employeur ne le fait pas, c’est la sincérité du plan de sauvegarde de l’emploi qui est mise en cause : cela s’appelle de la dérive technocratique. Sauf cas de constructions destinées à autonomiser artificiellement l’activité en France, c’est sur le seul territoire national que, logiquement, on appréhendera désormais à la politique de reclassement.

III – Quelle que soit l’ampleur de cette réforme, elle n’atteindra son but que coordonnée avec d’autres à intervenir ultérieurement, à savoir :

• La réforme de l’assurance chômage par son application à tous les travailleurs, y compris indépendants et l’ouverture du droit en cas de démission, ce qui est de nature à favoriser la mobilité mais aussi à créer du dynamisme économique. D’où l’idée de la « fiscalisation » des cotisations et de ce fait la suppression de la part salariale, vectrice d’accroissement du pouvoir d’achat, même si en contrepartie est élevé le taux de la CSG. Les critiques concernant celle-ci sont donc très largement sans fondement et relèvent du débat politicien.

• La remise à plat complète des fondements du droit de la formation, spécialement de l’assurance formation dans la mesure où l’optimisation des compétences et leur adaptation aux types d’emplois susceptibles d’être proposés est la meilleure protection du travail sur le terrain de l’emploi. Au demeurant, les mutations du travail liées au numérique obligent à des investissements lourds en formation pour adapter les qualifications à celles des emplois, ceux existants comme ceux naissant de ces nouvelles technologies. Cela rend indispensable que soit revu le financement des prestations et revenus de remplacement, donc les modalités de mutualisation des contributions des entreprises dans un fonds et les règles de tirage social des travailleurs sur ce fonds. La solidarité doit y jouer un rôle plus important qu’actuellement, pour favoriser les outsiders et les travailleurs sans qualification.

• La suppression du régime de sécurité sociale des travailleurs indépendants ou plutôt l’intégration du RSI dans le régime général des salariés dans un souci de gestion efficace, ce qui aura aussi un impact positif dans la mesure où les mutations profondes du travail liées au numérique - qui vont positionner autrement la distinction entre salariés et indépendants - vont vraisemblablement avoir pour effet de dépasser le droit du travail (salarié) par l’émergence d’un droit de l’activité professionnelle (regroupant tous les travailleurs). Cette dernière question n’est pas traitée dans le projet mais elle le sera inéluctablement dans les années à venir et pas qu’en France.

Ne pas prendre en considération la complémentarité de toutes ces réformes, peu important que ces dernières ne soient pas concrétisées en même temps, empêche l’appréhension de la réalité profonde du nouveau droit social que le gouvernement veut mettre en place, d’autant que d’autres réformes à venir vont contribuer à optimiser la protection sociale contrepartie d’une (éventuelle) réduction des droits du travailleur en activité, liée à la primauté de l’accord collectif sur la loi.

IV – Le succès de la Réforme (avec un « R » majuscule parce qu’englobant toutes ces réformes) dépendra de la compréhension, par les entreprises, les salariés et les syndicats, des objectifs et des moyens mis en œuvre pour y parvenir, peu important à cet égard des manifestations (programmées) dans la rue, d’autant qu’elles n’auront pas la même ampleur que celles de 2016 dès lors qu’une large concertation a eu lieu, ce qui ne peut conduire qu’à un comportement différent des partenaires sociaux. Et de surcroît, contrairement à Hollande qui n’avait pas prévu la loi Travail dans son programme, Macron a été clair avant son élection sur ces réformes.

Si les salariés sont plutôt hostiles, c’est parce qu’ils sont convaincus qu’il va y avoir régression sociale. Or, la supplétivité de la norme légale à l’égard de la norme conventionnelle n’est pas le cassage du droit du travail tel que présenté par certains plus ou moins honnêtement car :

-la norme légale s’applique en l’absence de tissu conventionnel ;

-l’accord collectif (à condition que soient rendues substantielles les règles de conduite de la négociation et que les signataires représentent la majorité de personnel) est davantage vecteur de progrès social qu’un droit légal hypertrophié dont on ne connaît qu’une faible partie, ce qui conduit à son ineffectivité comme du reste à son inintelligibilité, source de judiciarisation excessive.

Encore faut-il qu’on l’explique clairement... même si on est hostile à ce droit plus contractuel et moins réglementaire. Montesquieu a écrit que « le signe le plus avéré de la décadence d’une société, c’est la prolifération des lois ». En plus, le contrat est facteur de libertés, droit fondamental. Par contre, les employeurs (spécialement de PME) doivent prendre conscience que privilégier l’accord collectif sur la loi induit une limitation du pouvoir de direction, car d’une part ils sont tenus de négocier (ou alors ils appliquent la loi comme par le passé), d’autre part ils doivent appréhender que le droit – par la négociation collective – devient outil de gestion tandis que, malgré son abondance et sa complexité, le droit légal actuel n’est que géré administrativement, donc subi. Cette mutation ne peut qu’être positive, mais à condition que les dirigeants considèrent que la gestion des relations de travail est de leur compétence, de leur responsabilité mais aussi qu’ils ont à faire l’effort de se former… alors qu’ils ont plutôt l’habitude de déléguer la gestion sociale à des officines d’experts (quelle qu’en soit la profession), ce qui est un non-sens.

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Date: 16/04/2024

Url: http://infos.votrexpert.com/AEC_CONSEIL_ET_DEVELOPPEMENT/breves/39751.html?format=print