Social,Vie des affaires
Concurrence déloyale
Débaucher les salariés d'un concurrent, c'est tentant, mais gare à la concurrence déloyale
Le débauchage massif de salariés d’un concurrent qui a pour effet d'entraîner sa désorganisation constitue un acte de concurrence déloyale. Exemple avec une affaire jugée par la chambre commerciale de la Cour de cassation le 13 avril 2023.
Un directeur technique qui passe à la concurrence et contacte les salariés de son ancienne entreprise
Le 4 décembre 2015, le directeur technique d’une société de mécanique industrielle opérant principalement dans le secteur aéronautique (la société T) a démissionné.
Onze jours plus tard, le 15 décembre, il a signé un contrat de travail avec une autre société (la société S), également spécialisée dans la production de pièces de haute précision dans l’aéronautique.
Peu de temps après son embauche, l’intéressé a contacté 11 des 22 salariés de son ancien employeur, dont un certain nombre a été embauché par la société S (sa nouvelle entreprise).
Estimant que la société S s'était livrée à des agissements constitutifs de concurrence déloyale à son encontre, la société T l'a assignée en paiement de dommages et intérêts.
Les juges du fond ont reconnu que la société S s’était rendue coupable d’actes de concurrence déloyale à l’encontre de la société T. La société S s’est pourvue en cassation pour tenter encore une fois de faire valoir ses arguments.
Les arguments de la société S pour faire tomber sa condamnation
Devant la Cour de cassation, la société S a développé un argumentaire articulé en deux points.
❶ Selon elle, l'embauche dans des conditions régulières d'anciens salariés d'une entreprise concurrente n'est pas en elle-même fautive : elle ne le devient que si elle intervient dans des conditions déloyales et entraîne une désorganisation de cette entreprise.
Or comme celle-ci avait levé les clauses de non-concurrence de ses salariés, l’embauche d’anciens salariés de la société T n'avait aucun caractère illicite et déloyal.
❷ À supposer que les agissements soient jugés illicites, la société S estime que sa responsabilité au titre de la concurrence déloyale ne peut être mise en cause que si des actes de concurrence ont causé une désorganisation effective de l'entreprise concurrente. Sur ce point, la société estimait que les juges du fond avaient fait un amalgame entre les salariés contactés et les salariés recrutés, sans caractériser en quoi il y avait eu désorganisation.
Pour la Cour de cassation, il y a bien eu un débauchage massif …
Malgré ces arguments, la Cour de cassation a confirmé la concurrence déloyale et la condamnation.
Au point de départ de son raisonnement, la Cour rappelle que le débauchage massif du personnel d'un concurrent qui a pour effet d'entraîner sa désorganisation constitue un acte de concurrence déloyale.
Dans notre affaire, le directeur technique, qui avait démissionné pour se faire embaucher par un concurrent 11 jours plus tard avait, peu de temps après sa prise de fonction, contacté la moitié du personnel de son ancienne entreprise (11 salariés sur un effectif de 22 personnes), 4 d’entre eux étant finalement embauchés par la société S. Au total, directeur technique compris, 5 salariés sont donc passés à la concurrence.
Ces embauches ou propositions d'embauche, faites généralement à des salaires supérieurs à ceux de la société T, représentaient la moitié de l'effectif des cadres, la totalité des agents de maîtrise, 38 % de l'effectif des techniciens et la totalité des fraiseurs de l'atelier, de sorte que même si le recrutement réel n'a concerné que 5 personnes (directeur technique compris), la société s'est livrée à des manœuvres de débauchage massif du personnel d'une société concurrente et d'une grande majorité de son personnel d'encadrement.
… et une désorganisation du concurrent
En outre, même si le recrutement réel n'a concerné que 4 personnes clefs de la structure (outre le directeur technique), ces personnes composaient la totalité du service qualité, soit le responsable de ce service, le seul contrôleur qualité, le seul logisticien de production et un agent de maîtrise.
Ces débauchages ont donc entraîné une désorganisation profonde de la petite structure de la société T :
-il a fallu un mois pour remplacer dans l'urgence le logisticien par deux débutants ;
-la société T n'a pas pu pourvoir les postes des contrôleurs avec des personnes ayant une expérience et une qualification équivalentes ;
-la programmation des machines à commande numérique, complexes et robotisées, a été freinée par le départ du programmeur expert ;
-le contrôle final des pièces a été fortement ralenti du fait du manque de personnel qualifié, difficile à trouver rapidement.
Bref, ce débauchage massif de personnel a mis la société T dans l'impossibilité de retrouver immédiatement un personnel opérationnel.
La concurrence déloyale caractérisée
Au final, la Cour de cassation a estimé que la société S s'était bien livrée à une démarche de débauchage massif des salariés de la société T, contraire aux usages loyaux du commerce, quand bien même ces salariés avaient été déliés de leur engagement de non-concurrence.
En outre, ces actes avaient entraîné une désorganisation effective de la société T.
La société S avait donc bien commis des actes de concurrence déloyale à l'encontre de son concurrent.
Cass. com. 13 avril 2023, n° 22-12808 D